Histoires

Cambodge 1974-75



par Peter Kunz HB9MCL

Copyright Michel Vonlanthen Tous droits de reproduction réservés.

 

 

Cambodge 1974/1975

Après la guerre du Yom Kippour (du 7 au 22 octobre 1973), en février 1974 j'étais basé au Caire et une mission s’annonçait  pour moi au Cambodge car le technicien en place avait eu un accident et la liaison Phnom Penh–Genève, très importante, était interrompue. Le grand chef à Genève avait tout organisé, il m'avais dit "Reviens à Genève, dors une nuit chez toi et le lendemain, un DC8 de Swissair t’attend à Zurich". L’avion était affrété par un groupe de musiciens qui s’envolait pour Bangkok. Sans vraiment avoir dit au revoir à ma famille, à l'âge de 23 ans, je me retrouvais à Phnom Penh pour la 2ème fois (une petite mission de dépannage avait précédé celle-ci en 1973 alors que j'étais en mission au Bangladesh).

 

 

 

Au maximum de son intensité, la guerre du Vietnam, avait profondément touché le Cambodge, Laos compris. Toutes les grandes villes étaient dirigées par des gouvernements pro-américains mais les rebelles de chaque pays n’étaient pas unis autour des troupes de Hanoi, les Vietcongs pour le Vietnam, les Khmers rouges au Cambodge et le Patet Lao au Laos. Au Cambodge, quelques ex-ministres du gouvernement du prince Sihanouk avaient fait sécession et avaient fondé le groupe Khmer rouge. Exilé à Pékin, le prince Sihanouk , n’était pas leur dirigeant, contrairement à ce que le monde croyait.

 

Notre mission était grande avec ses 40 expatriés de la Croix-Rouge suisse, belge et autres, sous la dénomination AICR (Assistance International de la Croix-Rouge). Elle se chargeait de l’assistance médicale, du logement des réfugiés et de leur  alimentation. La capitale, encerclée avec ses 1 million d’habitants habituels, en comptait maintenant 2 avec les réfugiés. L’AICR n'avait aucun contact avec les rebelles et, pour ces derniers, les conventions de Genève  n'existaient tout simplement pas.

 

La petite ville de Phnom Penh, paisible et bien à l’écart des Khmers rouges au bord du Mékong me plaisait beaucoup avec ses habitants souriants, parlant le français (c'est là que je l’ai appris d’ailleurs). En voiture, 10 minutes suffisaient pour traverser la ville. Deux autres fleuves jouxtaient le Mékong, devant le palais royal, désormais abandonné par la famille royale, le Tonle Sap qui venait du grand lac à Battambang et le Tonle Bassac qui se séparait du Mékong. Aucun pont n'existait pour traverser le Mékong qui fait 400 mètres de large. Un phénomène extraordinaire du fleuve Tonle Sap me fascinait: Il change de direction deux fois par année. Le Mékong remplit le grand lac pendant la mousson et une décharge se manifeste ensuite, tellement le pays est plat. Le paysage inondé, les maisons sur pilotis, présentent une richesse pour les habitants avec des buissons en abondance. Même quand les eaux se retiraient, les Khmers disaient: nous avons cueilli des poissons sur les arbres. Les Khmers, bon vivants, ne se faisaient jamais de souci pour le lendemain, de grands fêtards jouant à l’argent, fiers de leur prince Norodom Sihanouk. J'étais impressionné.

 

Du côté télécom, une station de base HF avec deux RF-Controller et un ampli Drake L-4b avec les antennes beam Fritzel pour les coms avec HBC88 et une W3DZZ pour les coms avec les sous-sites de Svei Rieng et de  Kompong Chnang. Quelques VHF portables ou mobiles. Donc pas beaucoup de travail de maintenance, nous n'étions que des opérateurs radio, avec une seule liaison en morse avec le Siège et quelquefois en phonie. En arrivant, je vois la beam sur le mât triangulaire de 18 mètres pointant vers le Vietnam, donc à 180 degrés de la bonne direction. En montant sur cette tour, tôt le matin pour éviter la chaleur du jour (ferraille alors intouchable) j'ai vite redirigé la Fritzel  et Genève me confirme qu'il y a une nette amélioration du signal. Deux contacts par jour avec HBC88, à 15 et  21 heures (6 heures de décalage horaire) sur 21 et 14Mhz. Pas de sorties nocturnes possibles à cause du couvre-feu.

 

 

Finalement sous-employé avec mes quelques heures de trafic radio par jour, je cherchais à me rendre utile autrement. "Tu peux t’occuper de l’entretien du parc de véhicules", des Landrover, des petits bus Suzuki, etc. me dit le chef adjoint. Chose acceptée, mais toujours trop peu pour moi. On me proposa alors de construire des  camps de réfugiés, avec des maisons en bambou et en feuilles de palmier. "Oui, pourquoi pas?".

 

Je partais tôt le matin avec le fournisseur chinois et ses camions. Chaque jour, une quinzaine de kits de maisons étaient distribués aux familles. Au bout de quelques jours, je voulus voir comment ces maisons étaient construites mais je ne trouvai rien debout. Je me suis vite rendu compte que le chinois nous rnaquais. Je distribuais tous les matins le même bois et lui encaissait le montant, sans avoir eu de frais de transport. Donc, dans l’après-midi, en mon absence, il payait un petit montant aux bénéficiaires, pour les faire taire. Ils étaient très content ces éternels joueurs, même sans logement. Accompagné par mon chef, nous avons confronté le fournisseur chinois à ce que j'avais vu mais il niait tout. Nous lui proposâmes alors de distribuer gratuitement son bois le lendemain mais je marquai chaque pièce du kit avec de la peinture rouge. Fâché, il accepta mais le lendemain même, je trouvai le même bois à vendre mais avec des taches d’essence, il avait donc lavé la peinture avec de l'essence... Sans nos maisons, les camps sont vite devenus des bidonvilles.

 

Un peu déçu, je me lançai alors dans d’autres aventures. Je rencontre une gentille jeune fille qui avait avec elle une petite fille qu’elle avait pris en charge. En réalisant que cette guerre pourrait se terminer bientôt, nous étions en fin 1974, nous nous sommes mariés, adoptant du même coup la petite fille d’environ 6 ans. C'était la seule solution envisageable pour obtenir un passeport étranger, qu’elle a reçu de l’ambassade de Suisse à Saigon, mais pas la petite.

 

Pile au nouvel an 1975, un bombardement intense débute sur la capitale Phnom Penh. Les Khmers rouges sont sur l’autre rive du Mékong et jour et nuit les rockets de 107 et 122 mm tombent aléatoirement sur nous. Nous vivons dans la peur, nous déplaçant avec des gilets par balle et des casques. Nous entendions les roquettes siffler avec un bref silence avant l’explosion. Pendant cette seconde-là, nous vivions crispés jusqu’à ce qu'éclate le bang final. "Ah, ce n’est pas pour moi". Le matin, arrivé à la délégation, chacun racontait combien d’obus étaient tombés pendant la nuit. "25" mais "1" n'a pas explosé disait quelqu'un, chacun les comptait pendant son sommeil. L’armée gouvernementale nous assurait: "on va repousser les méchants" mais ce fut le contraire qui arriva. Les routes vers l’extérieur furent coupées et la nourriture pour la ville n'arriva plus. Un pont aérien alimentaire fut installé  avec de gros porteurs américains. Petit à petit, les étrangers restants partirent, même l’AICR qui évacua une partie de son personnel non essentiel vers la fin mars, surtout les femmes des délégués, dont la mienne, mais sans sa fille.

 

Nous imaginions des plans B. Faut-il préparer des abris avec des sacs de sable, ou faut-il se regrouper quand les Khmers rouges entreront en ville? Ils ne peuvent pas être si méchants qu'on nous le dit. De leur côté, les Khmers, toujours optimistes, se disaient que le prince allait revenir et que tout serait comme avant. Pourtant aucun journaliste ni même l ‘ONU n'étaient en contact avec les Rouges.

 

J’ai finalement obtenu un passeport khmer avec un visa de sortie et un visa d’entrée pour la Thaïlande pour la petite fille en payant 1000 Dollars US. Elle partit avec un des derniers avions vers sa mère à Bangkok.

 

Les coms HF étant plus importantes que jamais je reste sur place. Le chef m’apporte un message très important à transmettre à Genève. C’était une demande de cessez-le-feu du gouvernement en place à destination du prince Sihanouk à Pékin, via le CICR à Genève. Deux jours plus tard, nous n'avions toujours pas de réponse!

 

Nous quittâmes alors nos bureaux et résidence pour nous regrouper à l’Hôtel Royal où se trouvait déjà les journalistes, en attendant que les Khmers rouges entrent en ville. C'était l’endroit idéal pour négocier.

 

Les contacts radio avec nos sous-délégations tombaient dans les mains rouges. Le 17 avril 1975, je n’oublierai   jamais ce jour, les Khmer rouges arrivèrent: des gamins en pyjama noir, armés jusqu’aux dents avec fusils et pistolets!  Vers 11h, un haut dirigeant Khmer rouge (il avait plusieurs stylos, indiquant par là qu'il était gradé) vint nous voir. Aucune négociation ne nous était accordée, "nous ne voulons aucun étranger dans notre pays, d’ailleurs vous êtes en danger ici car les Américains vont bombarder la ville et nous devrons évacuer ses habitants. Allez tous à l’ambassade de France en attendant nos instructions" nous dit-il.

 

En laissant tout derrière nous, avec seulement un pantalon, une chemise et des baskets, nous partons pour  l’ambassade. Le portail en fer forgé était fermé. Le Consul nous déclara "vous ne pouvez pas entrer chez nous car nous avons reconnu le nouveau gouvernement et vous, vous êtes encore avec l’ancien". Une petite attente s’installe et tous les étrangers grimpent sur la grille, y compris une foule de Khmers qui avaient déjà compris quel était le désastre qui arrivait. Nous voilà, donc prisonniers dans l’ambassade de France, 250 étrangers, journalistes, NGO, ONU et autres, des Khmers avec passeport français ou autres, en tout peut-être 600 personnes. Le consul de France avait finalement aussi compris la situation.

 

Après la première nuit, nous commencions à nous demander ce qu'ils allaient faire de nous. A travers la grille, nous voyions une file interminable de gens quitter la ville, une évacuation totale, même les malades de l’hôpital français  sur leur lit, les bouteilles encore branchées. Ceux qui insistaient pour aller juste encore chercher quelque chose sur place étaient abattus par les Khmers rouges, pas de cadeaux! Des garçons en pyjama noirs, dans les 12ans, confisquaient des voitures et, ne sachant pas comment changer les vitesses, roulaient en 2ème et se faisaient un plaisir de tout casser. Une fois le réservoir d’essence vide, ils faisaient des sandales avec les pneus.

 

Il faisait chaud avec 600 personnes sans eau dans le jardin de l’ambassade.  Mais l'électricité étant encore fonctionnelle, nous mîmes les climatiseurs à la vitesse maximum pour qu'ils produisent  de l’eau de condensation, que nous buvions.

 

Les négociations entre les Khmers  rouges et un comité de différents représentants étrangers reprirent. Il s’agissait d’obtenir de l’eau et de la nourriture pour ces prisonniers. Et effectivement, des tonneaux d’essence avec de l’eau du Mékong, toute brune, sont arrivés, accompagnés de cochons vivants et des sacs de riz. Nous tentions  de filtrer l’eau à travers des draps de lit de l’ambassade et certains d'entre nous s'improvisaient bouchers. Il nous manquait de l'eau et du feu pour cuire du riz. Nous avons dû sacrifier le mobilier de l’ambassade, lits et armoires. Après une semaine, les Khmers rouges vinrent ordonner à tous ceux qui n’avaient pas de passeport étranger de quitter l’ambassade. Nous entendions des pleurs jour et nuit et préparions des vivres pour eux, au moins pour leur premier jour.

 

Un fameux journaliste Khmer, travaillant pour le journal "New York Times" voulut rester et partir plus tard avec nous. Un passeport français lui fut alors établi, mais il n'avait pas de photo. Nous avions une camera mais pas de fixateur. La photo fut collée telle-quelle dans son passeport, mais fut par la suite lavée par la pluie. Il quitta l’ambassade comme le montre le film  "La déchirure".

 

Au bout de 15 jours, un plan d’évacuation nous fut présenté: partir vers la Thaïlande en camion. Un matin, 30 camions chinois nous attendaient, des canapés sur le pont, ils nous bichonnaient. Un premier lot embarquait, sans les journalistes, prêts avec un peu de nourriture en poche. Le convoi de mit en route, j'étais sur un des premiers camions, avec un Suisse qui parlait le khmer.

 

Un premier stop à Kompong Chnang. Quatre heures plus tard, les derniers camions arrivaient. Dans cette ville déserte, nous étions fatigués, mais nous avons trouvé des lits confortables dans une maison. Nous sommes tombés dans un sommeil profond. Au réveil, le convoi était parti mais sans nous. Notre Suisse demanda alors à un Khmer rouge s'il y avauit un moyen de le rattraper. A notre grande surprise, une vieille Peugeot arriva et nous pris en charge. Nous dépassâmes le convoi un peu plus loin et nous voila à nouveau sur le premier camion. Tous les ponts étant détruits, la route nous emmène à travers la jungle, de nuit, sous une pluie tropicale. Nous étions trempés. Le 4eme jour, peu avant la ville de Poipet, pres d’une rivière, on nous fait descendre des camions pour nous laver, nous raser et de nous habiller correctement. Le problème: avec quoi ? Nous n'avions rien avec nous. Les Khmers rouges voulaient nous présenter dans un état impeccable aux centaines de journalistes du monde entier qui nous attendaient à la frontière de la Thaïlande.

 

Arrivés à la frontière, il ne nous restait plus qu'un petit pont à traverser à pieds et nous étions en liberté. De loin,  je repèrai ma femme au milieu d'une foule de journalistes. Elle était venue en taxi depuis Bangkok avec sa fille. Je fus un des premier rescapés à s'avancer sur le pont. Elle vint à ma rencontre en pleurant d'émotion.  Les caméras nous filmèrent sans nous demander nos noms et c'est ainsi que nous nous retrouvâmes sur les pages de couverture de nombreux journaux. Le "Bangkok Post" titrait: un "newseelander traverse le premier".

 

Les 300km vers Bangkok sont vite passés, je dormais dans le taxi . Trois jours plus tard je me retrouvais en Suisse avec ma nouvelle famille. pour le plus grand plaisir de mes parents qui nous attendaient à Zürich.

 

 

Conclusion

 

Cette mission m’a appris à prendre la vie au jour le jour. On connaît la suite avec la libération du Cambodge des Khmers rouges en 1979 par le Vietnamiens, ainsi que les camps de réfugiés en Thaïlande, Aranyapratet avec un demi million de Khmers rescapés. 17 ans après je suis retourné à Phnom Penh pour le HCR pour voir ce qu'étaient devenus les Khmers que je connaissais. Je n’ai trouvé qu'une seule survivante: la présidente de la Croix-Rouge kmer. La langue française avait disparu, tous les gens instruits ayant été exterminés. J’ai visité mon ancienne maison et celle de notre délégation. Le mât de 18 mètres était toujours debout. On m’a dit que Phnom Penh était restée vide de tout habitant pendant 4 ans. Des bananiers avaient poussé dans les rues.

 

Avec ma femme, nous avons ouverts divers commerces à Genève par la suite. Elle avait des relations avec la famille royale et me parlait souvent de politique, difficile à comprendre pour moi, c'était l’histoire du Cambodge et de ses dirigeants. Sa mère avait eu des plantations de caoutchouc. Grâce à ces relations, j’ai eu le privilège de dîner avec le Prince Sihanouk en France.
 

Cette histoire restera gravée jusqu'à ma mort dans ma mémoire. Je me rappelle de tout comme si c’était hier, et pourtant c'était il y a 50ans!

 

 

Photo du "Bangkok Post" de mai 1975, la sortie du Cambodge sur le pont de Poipet.
C'est la  seule photo qui me reste de toutes mes missions.

 

 

Peter Kunz HB9MCL

 

 

 

Mission à phnom-Penh du 3 mars 1974 au 11 mai 1975

 

Référence