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Le flop de Wau en 1986



par Peter Kunz HB9MCL

Copyright Michel Vonlanthen Tous droits de reproduction réservés.

 

 

A côté de mes occupations habituelles à Genève, j’aimais bien faire de petites missions "pompier" pour le CICR. Mon  savoir faire dans les télécoms, l’expérience du passé et l'attrait de la nouveauté m'attiraient comme un aimant dans ce genre d'activité.

En 1986, on m’appelle pour une courte mission de 2 mois au maximum. Une grande action de secours alimentaire au Sud-Soudan s’ouvrait pour le CICR, ce pays étant alors unifié. Les grandes villes comme DjoubaWau et Malakal étaient encerclées par les rebelles du SPLA (Soudan People Liberation Army). La famine dans ces villes, en mains gouvernementales de Khartoum, était énorme. Les négociations du CICR avec les responsables du SPLA nous avaient donné un large feu vert pour organiser un pont aérien alimentaire à Wau pour environ cent mille habitants.
 

 

A la mi juillet, nous partons de Khartoum avec deux petits avions pour une mission exploratoire afin de voir les environs, d'organiser les transports des marchandises en avions et leur stockage et de préparer le logement pour une dizaine de délégués. Ma propre tâche était de mettre sur pieds les communications radio HF, VHF et avec les avions et d'installer les générateurs de courant et autres équipements qui devaient m'être confiés. Le pilote (très expérimenté) du Cessna 404 (photo ) n'avait ni instrument de navigation ni cartes de la région, l'aventure était donc programmée!... Il nous  avait dit: "après deux heures de vol, il y aura une rivière et je tournerai vers Wau. Mais question: et si la rivière n'apparaît pas?

 

Mais nous sommes finalement bien arrivés, le petit mono-moteur aussi. Mais problème: ce dernier avait juste assez de fuel pour un aller simple et ne pouvait plus retourner à Khartoum. Nous transvasâmes donc du fuel des ailes du Cessna 404 au réservoir du petit avion avec des bidons de récupération, ce qui lui permit de refaire le voyage inverse.

 

Sur place, il manquait de tout, donc retour sur Khartoum pour prendre l’équipement nécessaire. En plein vol, j'occupe la place du copilote, autopilote enclenché. Notre pilote s'était endormi... Nous traversons des nuages, l’avion se met à bouger et notre pilote se réveille. Pas de problème, autopilote OFF, et on contourne les nuages pour se remettre sur le cap avec l’autopilote ON. Ca roupille de nouveau. Tranquillement, je regardes les instruments et je vois que l'aiguille de l’altimètre fait des tours inversés, nous descendons. Je secoue le pilote et pointe mon doigt sur l’altimètre et je reçois une simple réponse "j’ai oublié le bouton "Alt hold"...

De retour à Wau, juste un jour avant le premier transport de marchandises avec des avions Hercules C-130 depuis Entebbe (Ouganda), nous avions plus ou moins tout pour débuter l'opération. Mais la balise ADF (Automatic Direction Finding), assez moderne, ne fonctionnait pas. Dans le rack où se trouvaient 10 amplificateurs de 100 Watts, seuls trois d'entre eux étaient opérationnels. cela ne faisait que 300 Watts, ce que me confirma l'ingénieur local en mettant son oreille sur l'antenne (sic). La station VHF d'aviation n'était reçue que jusqu'à la fin de la piste, soit à seulement 1 kilomètre. L'ingénieur avait branché l'émetteur-récepteur AM (Amplitude Modulation, la norme toujours actuelle en aviation) non pas sur l'antenne mais sur une charge fictive! Après inversion, la portée fut normale, soit dans les 80 kilomètres.

 

Mais après 3 rotations de vol, catastrophe: la radio SPLA (broadcast 7 MHz depuis l'Ethiopie), annonce que tout avion volant dans le Sud Soudan serait abattu! Nous voilà donc tous (10 personnes) bloqués à Wau. En plus, les 25 tonnes de maïs déjà livrées avaient été volé, une catastrophe car nous n'avions plus rien à distribuer à la population qui mourait de faim et nous-mêmes n'avions rien à manger. Nous étions persuadés que Khartoum et Genève allaient nous sortir de ce pétrin mais le temps passait et rien ne venait.

 

Les jours passaient et il fallait nous organiser pour trouver de la nourriture, de l'eau, de l'électricité, un endroit pour dormir, des toilettes, etc. Sur place, un Grec et un Suisse nous proposèrent ce qu'ils avaient: quelques sacs de farine de blé. Mais comment faire du pain sans avoir de four?

 

La farine étaient complètement moisie, avec beaucoup de "viande": des vers et des insectes. Avec un four improvisé et du charbon de bois, je faisais chaque jour du pain "protéiné" (sic) qui nous tenait en vie. L'eau de la rivière nous était amenée et nous faisions du thé avec des sachets Lipton's que nous séchions au soleil pour pouvoir les ré-utiliser chaque jour.

 

Côté télécoms, j'avais un SR210 (photo ) comme transceiver avec une antenne T2FD de Barker et Williamson, mais pas de 220 Volts. Le Grec nous procura alors un générateur diesel monocylindre indien tournant à 650 t/min avec une dynamo de 3 kVA mais il était rouillé et ne démarrait pas. En plus il lui fallait un circuit de refroidissement que j'ai réalisé avec 3 tonneaux d'eau de 200 litres, une pompe et une douche. Après une semaine de démontage  de remontage complet et avoir trouvé le bon point d'injection, le générateur consentit à nous fournir un peu de courant. Mais pas assez, nous pouvions écouter mais pas transmettre. Peu de temps après, je découvris un transceiver Atlas 210 en état de marche et alimenté en 12 Volts chez les soeurs catholiques. Une batterie et hop, nous pouvions écouter sans avoir à mettre en route le générateur.

 

Les jours et les semaines passaient, nous étions toujours en captivité et malades. Ma malaria se manifestait et j'était maigre, je ne pesais plus que 60 kg. Genève et Khartoum ne donnaient  aucun signe d'évacuation. Un jour, nous étions tous les 10 autour de la radio à écouter le trafic entre Genève et Nairobi et nous entendîmes quelque chose nous concernant: "Nous laissons notre troupe à Wau pour négocier leur retour. Les 10 sont en bonne santé et ne manquent de rien". Nous étions à plat ventre! Imaginez une appendicite de l'un  d'entre nous, avec ce que nous mangions, que du pain avec des vers et des insectes !

 

Un jour, le gouverneur de Wau, accompagné de l'évèque, vint nous voir et me demandai de lui installer un équipement radio comme le nôtre afin qu'il puisse parler avec son gouvernement. Il avait le matériel mais il fallait encore l'installer ce que je me proposai de faire. Il me sortit alors un gros carton qui contenait un télescripteur Siemens dernier cri avec écran monochrome. Je n'en croyais pas mes yeux. Je lui demandai où était la ligne de transmission et il me répondit "ici, dans cette armoire, vous trouverez bien ce qu'il faut parmi tous ces fils". Comment faire comprendre au gouverneur que je ne pouvais rien faire avec ça et que les miracles sont rares? Mais il avait une idée et m'emmena au centre ville où se trouvait une station satellite avec une antenne parabolique de 15 mètres de diamètre. L'ingénieur sur place me déclara que l'uplink (sens terre-satellite) ne fonctionnait plus de puis longtemps mais qu'il pouvait recevoir le programme TV de Khartoum qu'il diffusait ensuite sur UHF avec un émetteur TV qui ne sortait que 1 Watt car son amplificateur de 1000 Watts était grillé. Il me demanda si je pouvais l'aider à le réparer. Mais en plus de n'émettre qu'avec 1 Watt, aucun récepteur TV n'existait dans les environs et il devait faire tourner le générateur de 100 kVA pour cela !

 

En désespoir de cause, nous commencions à songer à partir à pieds ou à vélo à travers la jungle vers la frontière du Zaïre, distante de 200 km. Les locaux nous déconseillaient  cette évasion car il y avait des mines et les mouches tsé-tsé. Un jour un convoi avec 4000 bouteilles de bière arriva du Zaïre, que les locaux burent en 4 jours. Nous n'avions rien à manger mais à boire!. Nous aurions pu retourner avec ces camions jusqu'à la frontière mais malheureusement nos passeports étaient restés à Khartoum.

 

Une attente interminable commença, avec son lot d'incertitudes. Par bonheur nous étions une équipe soudée mais les jours se succédaient sans que rien ne change. Et tout-à-coup, un matin, le bonheur: un bruit d'avion au-dessus de nos têtes! C'était notre pilote-kamikaze qui venait nous chercher avec son bi-moteur Cessna  404. En 10 minutes nous fûmes à l'aéroport, tous les 10 dans une Landrover. "Vite embarquez" nous dit-il, "je suis venu  vous récupérer en déclarant un vol Nairobi-Khartoum et en me déroutant sur Wau au dernier moment". Mais nous n'étions pas les seuls à embarquer, il y avait un journaliste et 2 soeurs catholiques en plus et l'avion ne pouvait pas tous nous emporter à cause du surpoids qui l'empêcherait de décoller. Deux de nos collègues se portèrent alors volontaires pour rester à Wau et descendirent de l'avion. Les portes se ferment et l'avion roule sur la piste, longue de 1 km. Je vois la fin de la piste arriver mais au dernier moment l'avion quitte le sol en touchant les buissons.

 

En route pour Lockichokio au Kenya (photo ), un vol de 2 heures au raz des arbres, avec une concentration extrême du pilote. Il nous disait que s'il volait très bas, les rebelles n'auraient pas le temps d'ajuster leurs canons car ils ne nous entendraient pas arriver.

 

Nous arrivâmes sans anicroche et très soulagés à l'hôpital de campagne au Kenya. Nos équipes nous avaient fait une surprise en nous organisant un immense buffet. Il y a avait de tout à manger, même des fraise de Nairobi. Mais nous ne pûmes rien ingurgiter car nos estomacs étaient rétrécis à force de privations. Nous pleurions mais nous étions tellement heureux d'être en vie!

 

Le jour suivant nous étions transférés à Nairobi et 2 jours après nous arrivions à Genève, où on nous supplia de ne pas parler de cette aventure aux journalistes.

 

Prévue à l'origine pour "2 mois max", ma mission avait en fait duré trois mois et demie, du 15 juillet au 26 octobre 1986. Par la suite, notre pilote de brousse, en tentant d'évacuer des blessés de Malakal, avait été abattu juste après le décollage. Il n'y eut aucun survivant.

 

Peter Kunz HB9MCL

 

 

 

Mission à Wau du 15 juillet au 26 octobre 1986

 

Référence